L’homme et le végétal

Le cas des autoportraits.

Si aujourd’hui l’on demande un autoportrait d’un grand peintre avec une plante, bien souvent l’on citera Albrecht Dürer avec son chardon (en 1493). Âgé de 22 ans lors de cet autoportrait, il serait destiné à sa fiancée, le chardon étant le symbole de sa fidélité. Le portrait porte l’inscription My sach die gat – Als es oben Schtat (« Mes affaires suivent le cours qui leur est assigné là-haut »). Cette sentence montre qu’il n’est pas maître de son destin, et qu’il se soumet au mariage arrangé par son père. On a pensé également que le chardon faisait référence à la Passion, aux épines de la couronne.

Albrecht Dürer. Autoportrait au chardon. 1493. Paris. Musée du Louvre.

Albrecht Dürer. Autoportrait au chardon.
1493. Paris. Musée du Louvre.

Restons au sein de la famille des Asteraceae puisque nous passons de la plante épineuse à la fleur héliotrope, le tournesol. Beaucoup présent dans les natures mortes, le « Grand soleil » est représenté dans toute sa majesté dans l’autoportrait d’Anthonis Van Dyck (1599-1641).

Anthony Van Dyck. Self-Portrait with a Sunflower. 1632-1633. Huile sur toile. 60x73 cm. Colleciton du Duc de Westminster

Anthony Van Dyck. Self-Portrait with a Sunflower. 1632-1633.
Huile sur toile. 60×73 cm. Colleciton du Duc de Westminster

Dans cet autoportrait, l’artiste exhibe une chaîne en or, peut-être celle donnée au peintre par le roi Charles Ier en 1633 lorsqu’il a été fait chevalier et nommé « Premier peintre » du roi et de la reine. Le tournesol, solaire, représentant la royauté, pourrait symboliser le roi, auquel l’artiste est attaché. En somme, la dévotion d’un sujet envers son souverain. Mais le tournesol étant aussi la fleur du soleil, la fleur d’Apollon, cela pourrait permettre de signifier que le peintre est aussi un poète de la nature lorsqu’il peint. Se situant à la même hauteur que le peintre, il s’élève donc par sa grandeur et semble éclairer l’artiste de sa lumière.

Un autre autoportrait, beaucoup plus récent, mais empreint de style Renaissance est un autoportrait détourné. À l’aide d’un miroir. Exposé au musée de Derby (Angleterre), The Convex Mirror, peint par Harold Gresley (1892-1967) en 1945, c’est un autoportrait à la fleur indirect qui nous est proposé. Même les lanternes chinoises ne sont pas tenues par l’artiste-peintre, elles sont malgré tout très imposantes, et font partie intégrante du décor intérieur, tout en envahissant l’espace du miroir pour se placer au côté du chevalet de Gresley.

Harold Gresley, The Convex Mirror, 1945

Par le biais de ces lanternes, appelées aussi « alkékenge », « amour en cage » ou « coqueret du Pérou », l’artiste se mélange littéralement avec le décor de sa maison. On remarque une touche orangée sur sa palette, peut-être la couleur qui a permis de peindre les Physalis ? Quoiqu’il en soit Gresley s’inscrit dans une tradition de l’art de la Renaissance. On pense notamment de l’autoportrait du Parmesan duquel Vasari disait : « Comme tout ce qui se reflète dans un miroir convexe s’agrandit de près et diminue avec l’éloignement, il fit au premier plan sa main, un peu agrandie comme le montrait le miroir, si belle qu’elle semble vraie ».

<span style="font-size: 8px">Autoportrait dans un miroir convexe (c. 1524) Huile sur bois, diamètre 24,4 cm Kunsthistorisches Museum, Vienne  </span>

Parmesan – Autoportrait dans un miroir convexe (c. 1524)
Huile sur bois, diamètre 24,4 cm
Kunsthistorisches Museum, Vienne

Mais tout en s’inscrivant dans une théorie esthétique du XVIe siècle, Harold Gresley la détourne, selon moi, par la plante qui est une sorte de médiateur entre le miroir et l’artiste, « obstacle » qu’il n’y avait pas dans l’autoportrait du Parmesan.

Un cas très particulier : les portraits à l’oeillet.

« Demain, Suzanne, au point du jour, fais apporter beaucoup de fleurs et garnis-en mes cabinets. Au portier : que de la journée, il n’entre personne pour moi. Tu me formeras un bouquet de fleurs noires et rouge foncé, un seul œillet blanc au milieu. » (Acte I, scène 1 : La mère coupable par Beaumarchais)

Miniature représentant un jardin médiéval

Miniature représentant un jardin médiéval.

 

Au Moyen-Age, la fleur d’oeillet était utilisée avec viandes et confitures, l’oeillet alpin servait à parfumer les vins ainsi qu’à masquer le goût désagréable de certaines préparations médicinales. Ce Miniature représentant un jardin médiéval. n’est qu’au XVe siècle que l’œillet prend son essor, quand le Roi René, ramène en Anjou, la fleur de Provence. D’abord cultivée comme « simple » dans les châteaux puis comme plante d’ornement, l’oeillet devient plante de fleuriste et de parfumeur au fur et à mesure. Notre oeillet commun aurait été apporté par le roi d’Anjou donc, mais concernant l’oeillet d’Inde, certains textes nous disent qu’il aurait été rapporté en France par Charles-Quint. Notamment le traité de Rembert Dodoens (dit « Dodocus »), botaniste hollandais, intitulé Cruydeboeck (1554) qui confirme cette thèse :

« Dese bloemen wassen in Afrycken ende zyn daeren in dit landt ghekomen, naer dat die aldermachtichste en aldervroomste Carolus keyser die vyfste t’ landt ende die stadt van Thunis ghewonnen heest, hier te lande worden zy in die hoxen ghesayet »

En voici une traduction donnée par le botaniste français Charles de l’Ecluse :

« Ces fleurs croissent en Aphrique et de là ont esté apportées en ce païs, depuis que le tres puissant et invincible empereur Charles cinquiesme eut gaigne la ville et païs de Thunes. On les plante en ce païs es jardins ».

C’est pour cela que l’on a appelé un temps l’oeillet d’Inde, Flos Africanus mais aussi par la suite Flos indianus.

Cependant l’histoire botanique au sujet de l’oeillet d’Inde ne semble pas s’accorder puisqu’une deuxième légende coexiste. D’autres sources nous disent que c’est Louis IX qui aurait découvert l’oeillet dans les champs arides d’Afrique lors des croisades :

« En 1270, l’armée de Louis IX expirait sous les exhalaisons fétides des marais brûlants de Tunis ; Saint Louis venait de trouver une liqueur bienfaisante qui guérissait d’une fièvre meurtrière. C’était l’oeillet d’Afrique connut sous le nom de girofle, qui la lui fournissait. Après la croisade, les soldats français apportèrent dans leur pays la belle plante africaine à laquelle tant de malheureux durent leur vie. » (Charles Morren, Palmes et couronnes de l’horticulture de Belgique, 1851).

Qu’il soit oeillet des fleuristes (Dianthus caryiophyllus) ou bien oeillet d’Inde (Tagetes patula), cette fleur est chargée de valeur symbolique. Une femme portant un ou des oeillets en main à l’époque de la Renaissance signifiait son état de fiancée ; pendant la Fronde, les soldats du grand Condé le portaient à la boutonnière de leur uniforme, et l’oeillet était alors un symbole de courage ; les aristocrates le portaient en allant se faire guillotiner. Outre ce symbolisme, l’oeillet est aussi une fleur « religieuse » et représente la Passion du Christ. On retrouve donc l’oeillet dans de nombreux portraits en buste, tout comme dans des scènes de paysages, d’intérieurs, ou des tableaux religieux.

Détail du pot aux oeillets. Loyset Liedet

Détail du pot aux oeillets. Loyset Liedet. Dialogue de
Maulgis et Orlande. XVe siècle, Paris, Bibl. de l’Arsenal.

En règle générale, c’est soit la femme, soit l’homme qui tient un oeillet. En peinture, on a rarement la représentation d’un couple tenant chacun un oeillet. Je ne connaît qu’une représentation où un couple porte ensemble deux oeillets, un rouge et un blanc (chose encore plus rare iconographiquement). Il s’agit d’une fresque s’intitulant Étal de fruits qui est au Castellot Challant à Issogne.

Étal de fruits

Étal de fruits

L’homme donc porte souvent un oeillet (autant que la femme) dans les tableaux de la fin du Moyen- Age et du XVIe siècle pour montrer qu’il va se marier. Je vais donc vous en présenter quelques uns.

Tableau anonyme. Young Man

Tableau anonyme. Young Man holding a Carnation. XVIe siècle. École italienne.
Victoria and Albert Museum

Dans ce portrait de style Renaissance, on voit bien que l’oeillet rouge (qui ressort sur le fond noir des vêtements), est présenté au spectateur puisqu’il n’est pas tenu de façon naturelle (le modèle lève son bras droit afin d’exhiber son attribut). On remarquera qu’il tient la fleur délicatement, à deux doigts, comme dans le portrait de Copernic avec son brin de muguet. Cet oeillet rouge symboliserait donc la promesse d’un futur mariage.

Adriaen Ysenbrandt

Adriaen Ysenbrandt. Jeune homme à l’oeillet. 1520-1530.

Dans ce portrait d’un jeune homme effectué attribué au peintre de Bruges Ysenbrandt (1480-1551) aussi orthographié « Isenbrandt », le modèle tient toujours son oeillet à deux doigts. Mais ce qui est intéressant dans ce portrait, c’est l’autre attribut du jeune homme : une paire de gants. En effet dans les miniatures de manuscrits médiévaux, les gants tenus en main (mais non portés) symbolisent le mariage. On a donc ici les gants qui redoublent le symbolisme de l’oeillet comme un « pléonasme pictural ». On voit donc ici la parfaite maîtrise des codes picturaux par Ysenbrandt, qui, pensent les spécialistes de l’histoire de l’art, aurait été un disciple du peintre Gérard David.

Dans le portrait suivant peint par Michael Wohlgemut (1434-1519) peintre de Nuremberg au XVe siècle, le traitement n’est guère différent d’une peinture flamande et italienne. On retrouve un personnage peint sur un fond uni faisant ressortir les lignes du corps. L’habit est sensiblement différent. C’est la manière de peindre l’oeillet qui est différente des cas présentés précédemment. La plante tenue n’est plus une fleur simple avec une tige droite, mais présente des excroissances végétales en spirale, qui sont plus réalistes et l’oeillet, qui plus est, est double : une fleur est en bouton alors que l’autre est épanouie. Ce tableau conservé au Detroit Institute of Arts n’est pas le seul portrait à l’oeillet de l’institut. Ce dernier possède également l’autoportrait du peintre Otto Dix avec un oeillet rose. Et chose très intéressante, le choix muséographique de l’institut à été de placer les deux toiles côte-à-côte !

Michael Wolgemut. Mann mit Nelke

Michael Wolgemut. Mann mit Nelke.
1486. 40.6 x 31.1 x 4.1 cm. Detroit
Institute of Arts

Detroit Institute of Arts

Detroit Institute of Arts

Il existe pléthores d’autres portraits d’hommes à l’oeillet à la Renaissance (et bien après car sera une tradition picturale féconde). Et je ne peux malheureusement pas tous les citer. Je vous présente deux autres portraits masculins à l’oeillet, où le traitement de la plante est différent. Dans le premier, l’oeillet n’est plus tenu mais seulement posé sur la table (dans ce cas le symbolisme est-il le même ? l’oeillet posé représente t-il le mariage comme l’oeillet tenu en main, ou le sens en est différent ? La question reste posée…) et enfin dans une autre peinture, plus récente (XIXe siècle), l’oeillet est mis à la boutonnière et pour le coup indique non seulement la classe sociale du modèle (bourgeoisie) mais aussi une certaine valeur morale (le courage). Elle fait penser notamment au portrait de Matisse intitulé Dame en vert avec un oeillet rouge (1909)

Ambrosius Benson

Ambrosius Benson. Homme en fourrure à l’oeillet. Angleterre.
Collection privée.

Hyppolite Flandrin

Hyppolite Flandrin. Portrait de M. le comte d’Arjuzon. 1841. Huile sur
toile. 83 × 64,5 cm. Château de Compiègne.

Bien sûr on ne représentait pas que les hommes avec des oeillets mais aussi les femmes qui allaient se fiancer. Il en existe là encore de nombreux. Je pense notamment à la Laure de Pétrarque conservé au Victoria and Albert Museum, qui serait en fait une copie XVIIe d’un tableau perdu de Léonard de Vinci. Tenant un oeillet rouge et une pomme, ces deux attributs « nuptiaux » montrent sa fidélité et son attachement envers le poète italien. Ces tableaux et portraits d’engagement découlent en fait d’une longue tradition picturale médiévale où l’on représentait beaucoup de Madones à l’oeillet ou des Vierges à l’enfant à l’oeillet, sur les triptyques, les peintures pieuses.

Vierge à l'enfant

Vierge à l’enfant. XVe siècle.
D’après Dirk Bouts. Louvre.

Laura. Léonard de Vinci

Laura. Léonard de Vinci.
Victoria and Albert Museum.

Hugo van der Goes

Hugo van der Goes. Vierge à l’enfant. Panneau central du triptyque. Circa 1480-1490.
Städelsches Kunstinstitut. Francfort.

Pour marque-pages : Permaliens.

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