L’oeillet peint : une fleur picturale (1ère partie)

Citation :« Les lis, les oeillets et les roses couvraient la neige de son teint », Vincent Voiture. Stances. (17ème siècle).

« Sus, debout ! Allons voir l’herbelette perleuse

Et votre beau rosier de boutons couronné,

Et vos oeillets mignons ausquels aviez donné

Hier au soir de l’eau d’une main si songeuse »

(Ronsard, Poème sur Marie)

Homme tenant deux oeillets
XVIe ou XVIIe siècle. H. : 0,54 m. ; L. : 0,44 m. © Musée du Louvre/A. Dequier – M. Bard

Quel passionné de fleurs ou botaniste amateur n’a pas entendu parler de l’oeillet ? Cette fleur commune que tout le monde a aperçu en bouquets a t-elle seulement été vue en peinture par ces mêmes yeux ? La réponse devrait être oui pour un féru d’art. En effet l’oeillet a de nombreuses fois été représenté en peinture, que ce soit dans les natures mortes, les paysages, ou les portraits. C’est à cette dernière représentation que je vais m’attacher plus particulièrement dans cette étude. Mon intérêt pour cette fleur en peinture a débuté lorsque mon regard a effleuré dans un musée, le portrait d’un homme à l’oeillet. Peinture banale je me suis dit…. Comme n’importe quel autre portait à la rose ou au bouquet. Puis mes pérégrinations muséales m’ont amené à voir d’autres portraits à l’oeillet.

Ma curiosité a été piquée, mon intérêt s’est aiguisé. Je me suis rendu compte que ce qui semblait être banal dans la représentation de l’oeillet en peinture, cache en fait un fort symbolisme et tout un réseau de représentations, anecdotes, légendes, qui ont amené à faire de cette fleur rouge ou rose l’un des piliers de la peinture que je qualifierai de florale.

Plus j’enquêtais pour trouver de nouveaux portraits à l’oeillet et plus j’en trouvais, le présent article est le résultat de cette investigation. Bien qu’il ne soit pas exhaustif, et que, j’en suis persuadé, bien d’autres portraits m’aient échappé.

 

Un bref rappel de l’oeillet en peinture.

L’oeillet de par la beauté de ses couleurs et sa diversité (il existe pléthore d’espèces d’oeillets, le climat et l’élément géographique ayant contribué à l’apparition de nouvelles sortes) figure comme fleur des natures mortes. On la représente donc dans beaucoup de « paysages domestiques » comme cette nature morte de Pieter Claesz intitulée « Nature morte au grand gobelet d’or ».

 

Les oeillets tant rouges que blancs figurent ici aux côtés d’objets tant domestiques (livre, verres) que « curieux » comme les coquillages (j’entends par le terme « curieux » des objets figurant dans les cabinets de curiosités telle la conche ou les coquillages aux formes bigarrées). Ensuite il faut mentionner un autre grand genre de peinture où l’oeillet a sa place : les vanités. La fleur en tant qu’élément de la nature « périssable » est au même titre que la fumée, dans les tableaux de Vanitas, un élément rappelant la « finitude » de l’existence humaine. Un oeillet a donc tout à fait sa place aux côtés d’un crâne en guise de Memento Mori (« Souviens-toi que tu vas mourir »).

Je citerai en guise d’exemple la « Grande vanité » de Simon Renard de Saint André où le thème du temps « transpire » dans tout le tableau : le livre ancien avec le titre « Tombeau », le sablier, le crâne, le papillon symbolisant l’âme et la promesse de résurrection volète près des des deux oeillets surplombant la composition.

L’oeillet, comme le rappelle l’historien d’art Guy de Tervarent, est l’une des fleurs « odoriférantes » qui représente le plus l’odorat, avec le lis, dans le domaine de la peinture. Il est donc représenté dans l’allégorie de l’odorat de Hendrick Goltzius (Olfactus) ou bien dans la Nature morte à l’échiquier de Lubin Baugin au XVIIe siècle, considérée comme une apologie des cinq sens avec le luth pour l’ouïe, le pain pour le goût, le miroir pour la vue, l’échiquier ou les cartes pour le toucher et enfin les oeillets pour l’odorat.

 

On peut citer d’autres allégories des cinq sens où l’oeillet à sa place au sein des bouquets et compositions florales, comme « l’Allégorie de la vue et de l’odorat » par Jan Bruegel l’Ancien ou « l’Allégorie des cinq sens » de Gérard de Lairesse en 1668.

D’ailleurs un Portrait de l’amiral Khair-ed-din par Nigari Reis Haydar représente l’homme sentant l’oeillet. Il est plutôt rare, d’ailleurs dans les portraits à l’oeillet, que la personne sente la fleur. Elle est plutôt tenue assez éloignée du visage. En ce sens le portrait de Reis Haydar est très intéressant et plutôt novateur sachant qu’il daterait de 1540. Il se différencie donc radicalement de l’art occidental de la Renaissance.

 

L’oeillet a donc maintes fois été représenté. Parfois élément central (j’entends visible), parfois juste un détail. Notamment dans la peinture des Sept péchés capitaux de Jérôme Bosch. En effet dans la luxure, Bosch représente une femme tenant un oeillet. Doit-on y voir une certaine forme d’ironie, possible si l’on s’en tient au symbolisme de l’amour sacré que dégage l’oeillet.

Sept péchés capitaux (détail : la luxure)
Jérôme Bosch

 

On aurait donc un couple antithétique oeillet/luxuria. On peut aussi considérer que l’oeillet est ici pour rappeler le thème de la chair. Puisqu’une étymologie possible de la fleur serait carnis = la chair. Du temps de Bosch un oeillet cultivé était appelé kei ou keiken, mots qui pouvaient également être utilisés pour « imbécile » ou « stupide ». Peut-être l’oeillet montre t-il l’idiotie du péché de chair ?

L’oeillet (comme toute fleur) était aussi considéré comme une création de Dieu (dans l’esprit des hommes d’autrefois les plantes ont été crées par la main divine le troisième jour de la création). Ainsi la figure de Dieu est assimilée à celle d’un jardinier, comme exalté dans le poème de Péguy, Ève :

 » Fleuriste, il regardait d’un regard

 » L’épanouissement d’un monde épanoui…

 » Un Dieu cultivateur, économe et réel  »

 

Mais il faut aussi louer l’oeillet par la beauté. Oublier son symbolisme, et ne la voir que comme une belle et simple fleur. Une fleur de jardinier, une fleur de fleuriste. Comme dans la peinture du marché de Rotterdam d’Hendrik Sorgh où l’on voit de très beaux oeillets rouge sang derrière la marchande.

Sorgh a commencé au début des années 1650 en peignant des scènes de marché. Dans ses tableaux, Sorgh combine en fait différents genres.

Douze scènes de marché du peintre sont aujourd’hui conservées. Les tableaux de Sorgh sont donc des scènes de genre, rendant compte des pratiques de l’époque (pratique de vente, et d’achats) et dans le cas de ce tableau, la pratique du marché floral (puisqu’on voit que l’oeillet est tuteuré)

 

Enfin pour terminer ce bref rappel, il est nécessaire de parler de l’oeillet comme signature, marque de peintres. Un ensemble de peintres suisses, tyroliens et bavarois, actifs à la fin du XVe s. et au début du XVIe s. se faisait appeler « Les maîtres à l’oeillet ». Leur particularité ? Ils signaient leurs tableaux d’un ou plusieurs oeillets ! On peut citer plusieurs tableaux dans ce cas comme Le couronnement de la Vierge.

Le couronnement de la Vierge
Maître à l’oeillet. Fin XVe-début XVIe siècle. Tempera sur toile marouflée. Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel.

 

Il faut d’ailleurs bien se rendre compte de la taille de la toile. Sans cadre elle mesure 1,36 m sur 1,36 m, soit une très grande taille, ce qui permet de voir très distinctement les oeillets rouges et blancs en guise de signature au premier plan. Il y a même un oeillet rouge qui donne l’impression de sortir de la toile, faisant ainsi écho au pompon rouge du coussin.

On peut citer encore « Le Retable de la Passion » du Maître à l’oeillet de Baden qui avait la particularité de signer d’un oeillet entrecroisé d’un brin de lavande (voir ci-dessous).

Retable de la Passsion (détail)
Maître à l’Oeillet de Baden Face externe du Retable. ©Musée des Beaux Arts de Dijon, E. Jay

 

Nous venons de voir que ces exemples de signatures à l’oeillet sont associés au thème religieux. De par sa légende, l’oeillet est censé avoir une relation privilégiée avec le divin, c’est ce que nous allons voir dans la partie qui suit.

 

L’oeillet en peinture religieuse.

Outre l’aspect olfactif, l’oeillet est une fleur liée à la religion. Selon la légende ils seraient nés des larmes de la Vierge Marie sur le chemin de croix.

D’autres sources nous disent que les oeillets rouges seraient nés directement du sang du Christ sur la croix. Jan Van Kessel (1626-1679), peintre flamand, réutilise ce fond religieux pour sa peinture de l’Eucharistie au XVIIe siècle.

 

Les peintres flamands aimaient justement à reprendre le motif religieux de l’oeillet. Un exemple des plus flagrants est dans Le Christ chez Marthe et Marie de Pieter Aertsen (1508-1575).

 

Le Christ chez Marthe et Marie.
Pieter Aertsen. Kunsthistorisches Museum. Vienne. 1552. Huile sur bois

À mi-chemin entre la nature morte et l’image religieuse, ce tableau nous offre une particularité : l’oeillet.

Le Christ chez Marthe et Marie. Pieter Aertsen. Kunsthistorisches Museum. Vienne. 1552. Huile sur bois

Planté au sein d’un pain, il fait figure d’originalité autant que de mystère.

 

Le Christ chez Marthe et Marie (détail)
Pieter Aertsen. Kunsthistorisches Museum. Vienne. 1552. Huile sur bois.

Qui plus est ce « pain à l’oeillet » est mis en face de la scène évangélique qui se profile en arrière plan à gauche, ce qui renforce ce double rôle de l’oeillet, fleur religieuse et élément domestique (« item » de nature morte). Les objets du quotidien mêlés à l’histoire divine sont propices à l’interprétation. L’ouverture lumineuse de la scène vivante aère cette profusion d’objet où le vide semble être exclu. Par le jeu ombre et lumière on a donc l’impression d’une mise en abîme, d’un tableau dans un autre tableau.

Comme le remarque l’historien d’art Victor Stoichita, le bord de la table redouble la limite du tableau, son cadre. Cela conditionne le regard du spectateur. De plus il ajoute que les dimensions du tableau étant 0,60 x 1,15 m, les objets sont représentés en grandeur nature. l’oeillet apparaît donc avec un réalisme prononcé. Ce même oeillet a été analysé par ce même historien en vue de sa double signification :

« Le renvoi allusif au Christ est déjà présent dans le gigot d’agneau. L’oeillet, utilisé par le peintre comme trait d’union entre les deux niveaux de l’image est un second élément. Considéré étymologiquement, l’oeillet relève d’un symbolisme précis. Son nom latin est carnatio. Il est le symbole de l’incarnation de Jésus-Christ (« parole faite chair » verbum caro factum). On ne peut cependant envisager l’oeillet en négligeant le syntagme figuratif dont il fait partie. Celui-ci comprend aussi le morceau de pâte dans lequel la fleur est plantée. Le détail devient cependant pleinement intelligible dans l’ordre de la lecture symbolique. Il s’agit en vérité d’un morceau de levain. Le levain n’est pas encore pain. Il est seulement en état de transsubstantiation. L’oeillet dans le levain pourrait donc être considéré comme l’incipit d’un texte symbolique, formé par les objets de la nature morte. Cet incipit vise le mystère de l’incarnation, le rapport entre parole et chair. Nous sommes ici les témoins de la naissance d’une nouvelle manière de travailler à/sur l’image. Il s’agit pour le peintre d’une prise de conscience du rôle, du pouvoir, du langage de l’image et de sa portée. » (Victor I. Stoichita. L’instauration du tableau : métapeinture à l’aube des temps modernes. Genève. Droz. 1999. Pages 25-26.)

J’ajouterai à ces propos, ceux de la chercheuse Fransesca Fabbri qui a aussi analysé le tableau et qui nous renseigne encore un peu plus sur le symbolisme religieux de l’oeillet :

« Seul un pain de beurre, sur lequel une croix est tracée, montre dans son centre un oeillet, fleur de l’incarnation ; cette assiette est éloignée des autres objets et se présente isolée dans la seule partie de la table qui contourne la scène sacrée, à moitié entre Marie et Marthe. Le nom de la fleur et sa position indiquent évidemment la double nature du Christ et son parcours de passion, mais ils peuvent aussi indiquer la figure de la Vierge, considérée comme l’unité des deux vies (vita mixta), à travers laquelle l’incarnation s’accomplit » (Fransesca Fabbri. « L’accueil par Marthe, l’accueil par Marie : images exemplaires à l’âge baroque » dans Marthe et Marie-Madeleine : Deux modèles de dévotion et d’accueil chrétien. 2009. Presses universitaires Blaise Pascal. Page 64).

Il faut également prendre en compte que Pieter Aertsen a composé deux autres tableaux de cette même rencontre entre le Christ, Marthe et Marie. Dans une version postérieure de ce tableau dont l’oeillet une fois de plus réapparaît au premier plan, bien que cette fois ci dans un vase.

 

Pour un panorama historico-botanique de l’oeillet.

Il faut le rappeler, l’oeillet était l’une des fleurs préférées des jardins. En Angleterre par exemple où elle a été l’une des favorites pendant plusieurs siècles.

On disait qu’elle avait été apportée par les romains qui avaient envahi le pays en 55 avant JC sous Jules César et qu’ils ont occupé pendant 400 ans. En Italie, on se servait de l’oeillet pour faire des couronnes et guirlandes. Corona en latin.

D’ailleurs l’oeillet était appelé en anglais « coronation », se transformant progressivement en « carnation ». L’assimilation couronne/oeillet est donc bien évidente linguistiquement parlant. Ce qui justifie d’autant plus sa représentation iconographique. Une anecdote raconte qu’un soldat aurait rapporté des graines d’oeillet par la boue présente sous ses chaussures.

De là son apparition en Angleterre. Mais il est plus probable que les soldats les aient apportées volontairement, et les aient plantées. Les oeillets en anglais sont aussi appelés « gillyvors » et en français « girofle ». Ces appellations viendraient sûrement de l’influence du latin « Caryophyllus Flos ». En anglais la « gillyflower » est parfois appelée « clove-gillyflower » à cause de son odeur âcre. Cette Dianthus caryophyllus donc était utilisée par les espagnols pour épicer le vin. Pour cette raison les anglais l’appelait aussi « sop-in-wine ». L’oeillet a aussi été loué par les botanistes pour sa résistance au temps et au froid mais également par sa multiplicité. Il existe en effet de très nombreuses espèces d’oeillets.

Le botaniste Ruellius disait que les auteurs Anciens ne connaissaient pas l’oeillet. Cette fleur avait également quelques vertus thérapeutiques. Le botaniste anglais du XVIe siècle John Gérard écrit notamment dans son herbier :

« The conserve made of the flowers of the Clove Gillofloure and sugar, is exceeding cordiall, and wonderfully above measure doth comfort the heart, being eaten now and then ».

Les « conserves d’oeilletz » étaient aussi un médicament contre la peste préparé grâce aux racines de la plante et conseillé par plusieurs médecins.

 

L’oeillet et la madonne.

Les portraits de Vierge à l’enfant sont innombrables. Il était de coutume que l’enfant tenu par la Vierge porte quelque chose dans la main. Le plus souvent un élément de la nature comme un fruit (grenade), une fleur (un lis par exemple), parfois même un oiseau. L’oeillet, fleur religieuse par excellence ne fait pas figure d’exception.

Comment ne pas citer pour commencer la célèbre Vierge à l’oeillet de Léonard de Vinci. Ce portrait représente une Vierge offrant un oeillet rouge à l’enfant. Il est donc à noter que ce n’est pas l’enfant qui porte l’attribut comme souvent mais la Vierge. Comme pour le distraire. En effet l’attitude de l’enfant est très caractéristique avec ses deux mains s’approchant de l’oeillet. Cependant le spectateur est hésitant face à son attitude. Est-il curieux ou en adoration face à la fleur ? La position de ses mains et son regard me ferait pencher pour la deuxième option. Ce portrait est considéré comme le premier travail indépendant de l’artiste à Florence. La pose de la Madonne avec sa main levée, tenant délicatement la fleur rappelle le style de Verrocchio. D’ailleurs notons que de Vinci était très attaché aux détails, et notamment à l’anatomie, aux différents membres du corps humain.

La représentation de la main occupe une place particulière chez l’auteur de la Joconde, puisqu’il en a notamment fait plusieurs dessins, dont celui des mains d’une vierge tenant un brin végétal (voir ci-dessous) :

 

La tête de la jeune femme se trouve ornée d’un lumineux et transparent voile qui embellit sa coiffure élaborée. Le raffinement des détails distingue son visage du reste de la composition (la couleur des habits ou bien sa broche garnie de perles offrant un reflet à l’oeil du spectateur).

On peut noter aussi que l’enfant est assis sur un coussin moelleux (comme le montre l’enfoncement de son pied droit dans le tissu) contrastant avec le chiaroscuro des draperies. Enfin on peut remarquer les détails apportés au vase de fleurs (dont la transparence a été louée par Vasari). Néanmoins selon moi, la minutie apportée à la représentation des fleurs du vase, contraste avec l’oeillet. Tant par la grandeur de la fleur que par l’opposition des couleurs (bleu pâle et blanc cassé/rouge vif). Léonard de Vinci a utilisé pour ce portrait, une technique de peinture particulière. Pour rendre plus évidente la transparence des corps, il a expérimenté une application d’huiles et de peintures. Cela est visible sur les parties concernées, à savoir le corps de l’enfant et le visage de la Vierge. La technique du clair-obscur est de nouveau visible sur le bras potelé de l’enfant mais de façon plus intensifiée afin de rendre les pliures caractéristiques des bras des enfants avec plus de vitalité. On peut voir sa tendance à se servir des tons rouge, bleu, jaune et vert pour les vêtements. Le rouge de la tunique étant plus fade que le rouge des pétales de l’oeillet.

L’effet de symétrie est apporté par les deux fenêtres à colonne encadrant la tête de la vierge. La tige de l’oeillet étant en alignement avec le nez de la jeune femme, se trouve donc en position centrale.

Léonard de Vinci représentera une autre vierge à l’enfant… et à la fleur ! Datant de 1478, la Madonna Benois offre aux yeux une Vierge présentant une crucifère (fleur de la Passion), à un enfant. La composition comporte quelques similarités comme la tunique bleue de la Madonne avec sa broche de perles. Seulement dans ce tableau l’enfant ne se contente pas d’étendre les bras vers la fleur, il la touche. Léonard de Vinci aimant à introduire la flore dans ses peintures, on peut mettre aisément ces deux madonnes en regard. Qui plus est La Vierge à l’oeillet serait liée à un autre portrait très semblable dans la composition : La Madonne à la grenade.

 

Madonna of the Pomegranate.
Lorenzo di Credi. 1475 1480. Washington. National Gallery.

 

Un autre portrait de la Vierge à l’enfant caractéristique est celui d’Albrecht Dürer. Tout comme Léonard de Vinci, Dürer (peintre et graveur du XVIe siècle) n’était pas insensible à la flore (n’en prouve son étude d’ancolies). Sa Madone à l’oeillet de 1516 est le prolongement de cet intérêt botanique.

Muttergottes mit der Nelke, 1516
Albrecht Dürer Parchemin marouflé sur blois. 36 X 24 cm. Alte Pinakothek. Munich.

 

Le rouge de cet oeillet est ici moins éclatant. Seulement la technique est différente du tableau précédent. Un fin trait doré permet de peindre le contour des pétales. Dix ans plus tard en 1526, Dürer exécutera une Vierge à la poire. Le traitement des visages (notamment le front et les joues bosselés) sera le même. Le portrait sur fond neutre et uni était très courant à l’époque de la Renaissance, il permettait de faire ressortir le visage mais également d’élever le modèle au véritable rang d’icône. L’oeillet ici représenté par Dürer semble être ce que l’on appelle aujourd’hui l’oeillet commun, « oeillet des fleuristes » ou encore « oeillet giroflé ».

Il est surprenant dans ce tableau néanmoins, que cet oeillet, qui est pourtant en premier plan (comme s’il était offert par la Madone, à celui qui regarde la toile), ne soit pas le sujet d’attention des deux personnages peints. Ni l’un ni l’autre ne regarde la fleur. Alors que la Vierge regarde droit devant elle, l’enfant lui semble regarder au loin, voire même avoir le regard quelque peu perdu. Cela crée donc une discontinuité visuelle.

La prochaine Vierge à l’oeillet, est une oeuvre de Bernardino Luini. Il se serait inspiré de Léonard de Vinci pour composer sa toile. L’utilisation du clair-obscur nous met ici sur la voie. Ce tableau est frappant par la figure centrale de la vierge en triangle. Triangle formé de sa tête jusqu’à l’apex de ses épaules pour finir à la base du vase et de ses genoux. Le peintre de Lombardie, célèbre pour ses fresques religieuses était sensible à ce que j’appellerai la « flore spirituelle ». En effet dans un autre tableau intitulé la Madone de Menaggio, la Vierge tient une fleur dans la main. Dans la Vierge à l’oeillet, c’est cette fois-ci l’enfant qui tient la fleur. Et chose nouvelle, il la prend directement d’un vase. Renforçant ainsi l’aspect domestique et ornemental du bouquet. La manière de tenir la tige est également différente des autres tableaux que nous avons vus. Si l’enfant la tient toujours avec le pouce et l’index, la main cette fois-ci encercle totalement la tige, tandis que lorsque c’est la Madone qui la tient, la main est ouverte, ne se refermant pas sur l’oeillet. Le petit doigt étant légèrement levé. On peut également noter le transfert des regards : de la Vierge à l’enfant puis de l’enfant à l’oeillet. Cela crée donc une ligne visuelle du centre vers la gauche du tableau.

 

 

Contrairement au portrait de Vinci où les deux regards de la Vierge et de l’enfant sont tournés vers l’oeillet et orientent l’oeil du spectateur vers le centre. Bernardino Luini (considéré comme un vulgarisateur du style de Vinci) était visiblement très attaché à la figure de l’oeillet puisqu’il a réalisé une fresque semblable à la toile dans la Chartreuse de Pavie.

Il faut aussi citer un autre grand maître : Raphael. Sa Madone aux oeillets daterait de 1506-1507. Elle apporte quelques éléments nouveaux. Tout d’abord, les oeillets sont tenus et par la Vierge, et par l’enfant, ce qui est une nouveauté par rapport aux précédentes toiles où c’était l’un ou l’autre qui portait les fleurs. Qui plus est, elles ne sont pas tout-à-fait tenues de la même façon. Ce n’est plus avec deux doigts que l’oeillet est tenu par la Vierge mais avec la main entière. On observe cependant toujours autant de délicatesse dans ce maintien : elle semble à peine toucher les « garofani » (oeillets en italien), on se demande même pourquoi ils ne tombent pas de sa main.

Ces oeillets roses, « pinks » en langue anglaise (puisque le tableau est exposé à la National Gallery de Londres), sont les fleurs du mariage. Donc les oeillets symboliseraient aussi le fait que la Vierge soit aussi la « fiancée » du Christ et pas seulement sa mère.

Ce qu’il est important de constater également, c’est que les émotions sont montrées. On peut voir la complicité entre les deux personnages, l’amour maternel d’un mère jouant (et souriant) à son enfant. Ce qui n’était pas le cas des précédents tableaux avec des expressions plus placides, plus « contrôlées ».

La Madonna dei garofani
Attribué à Raphaël datée de 1506-1507. National Gallery. Londres. 27.9 x 22.4 cm.

 

Raphael a peint ce tableau juste avant de quitter Florence. Il se serait inspiré de la Benois Madonna de Léonard de Vinci.

Benois Madonna. 1478.
Léonard de Vinci Hermitage Museum, Saint Petersburg. 49.5 cm × 33 cm.

 

Enfin la dernière Madone à l’enfant à mentionner est celle de Joos Van Cleve (1485-1541), pourquoi ?

 

Car l’on peut voir une fleur de la passion prenant naissance de l’oeillet. Cependant la fleur de la passion (Flos Passionis) ne serait pas de la main de l’artiste flamand. En effet cette même fleur a été découverte bien après la mort de l’artiste. De plus l’analyse de la peinture a apporté des preuves. L’oeillet est fait d’une couche de peinture rose foncée sous une couche de rose plus léger, ce qui lui donne son volume et ses ombres, tandis que la fleur de la passion a été peinte d’un simple rouge, sans effets d’ombres, sans modélisation particulière.

Également, il a été constaté que le fond noir a été peint autour de l’oeillet, tandis que la fleur de la passion a été peinte simplement sur ce même fond noir, ce qui indique que cela a été fait plus tard.

Pour comprendre pourquoi elle a été ajoutée il faut regarder cela au travers du symbolisme floral.

Alors que les violettes, par exemple, représentent l’humilité, la fleur de la passion, avec les lys blancs et les oeillets rouges sang, est devenue le symbole de la pureté de la foi, les larmes de la Vierge Marie, la crucifixion. Il n’est pas étonnant, de ce point de vue que les deux fleurs soient réunies dans un même tableau. C’est le fait qu’elles soient l’une sur l’autre, ou plutôt l’une dans l’autre qui crée cette originalité.

L’enfant et l’oeillet.

Le thème de la Madone et l’enfant me permet tout naturellement d’introduire celui des représentations des enfants à l’oeillet.

Juan Pantoja de la Cruz (1551-1608). Peintre à la cour de Philippe II, il a su rendre l’expression de ses modèles. Préférant les tonalités sombres et froides, il s’attachait beaucoup à rendre le faste de la cour, le luxe des vêtements. Comme dans ce portrait de jeune garçon.

 

 

Ici le modèle de trois quart observe le spectateur. La fraise qu’il porte autour du cou, montre son origine sociale. Malgré la persistance du regard de l’enfant, l’attention se dirige sur la droite, l’oeillet prolongeant le bras. Ce même oeillet est tenu du bout de la tige et non en son milieu (comme dans beaucoup de portraits), cela atténue donc le naturel de la scène, renforçant la pose du modèle.

Toujours dans la même période c’est Gerard TERBORCH (1617-1681) qui va s’intéresser à la peinture de l’oeillet. Peintre hollandais, il est célèbre pour sa toile de la paix de Münster (où il manifeste déjà son intérêt pour l’art du portrait puisque cette scène de ratification de traité nous présente une soixantaine de visages !).

Ayant beaucoup voyagé, (Londres, Italie, Espagne, Flandres) son art s’en fait ressentir. Il a subi les influences de Rembrandt et le Caravage. Auteur d’un portrait de Philippe IV, il se fixa par la suite aux Pays-Bas où il fut le peintre de la société bourgeoise néerlandaise. Spécialisé donc d’abord dans la peinture historique, il se tourne vers le portrait. Il fut reconnu pour sa délicate caractérisation et ses représentations exquises de la société élégante (« His gifts for delicate characterization and exquisite depiction » – Chilvers Ian, The Oxford Dictionary of Arts, Oxford University Press, 1988.-).

L’un des exemples de ce raffinement est le portrait d’Helena van der Schalcke. Agée de deux ans, sur cette toile, elle est revêtue de sa plus belle robe.

 

 

Helena van der Schalcke était la fille d’un marchand d’étoffes, Gerard van der Schalcke et de son épouse Johanna Bardoel, dont TerBorch a également peint les portraits. Helena est vêtu d’une longue, robe de soie blanche (une version miniature de celles portées par les adultes). Ce genre de robe (Frock en anglais) était porté à la fois par des filles et des garçons. Le peintre a consacré une attention particulière à la représentation de la matière pour cette robe : il a tenté d’animer le blanc avec des touches de peinture rose et bleu-gris. La robe blanche laisse donc apparaître le collier en or, deux fois trop grand pour la jeune enfant. Helena est représentée dans une pièce dénuée de meubles et de jouets, sur un fond totalement noir. Même les limites entre le mur et le sol sont vagues. Ceci est en vue de rehausser le modèle, le spectateur porte son attention sur la contemplation du personnage (et de ses attributs comme l’oeillet) et n’est pas distrait par d’autres objets de la toile. Son petit sac, son chapeau et son air sérieux, concentré fait paraître l’enfant plus âgée qu’elle ne l’est, comme une petite adulte.

Elle porte donc dans la main droite un oeillet rouge (een rode anjer en néerlandais). Les nuances de couleurs sont très travaillées sur les pétales (par touches un peu comme sur la robe). Un oeillet est un symbole de la résurrection et l’espoir de la vie éternelle. Il semblerait que dans ce tableau ce soit plutôt la métaphore de l’innocence, du caractère candide du modèle. Le symbolisme de l’éternité semblant un peu fort et dramatique pour cette représentation. L’oeillet (avec la robe ornée) sont les deux éléments qui selon moi, montrent l’intérêt du peintre, pour une représentation élogieuse de ses modèles.

L’oeillet n’est pas seulement présent dans la peinture de l’Europe de l’ouest (France, Allemagne, Italie, Espagne, Hollande), La fleur est aussi peinte dans les portraits d’artistes russes aux XVIIIe- XIXe siècles. Orest Adamovich Kiprensky (1778-1836) a été le premier artiste romantique russe. Il a étudié à l’Académie des arts, la peinture historique. Il s’est finalement spécialisé dans le portrait. Ayant très actif en Italie, on peut penser que l’oeillet est une résurgence des portraits des grands maîtres italiens qu’il a pu voir (peut-être a t-il contemplé les portraits à l’oeillet de Vinci ou Raphael ?). Selon The Oxford Dictionary of Art, Kiprensky combine dans ses portraits une mélancolie à la Byron ainsi qu’une grande probité. On le surnomma d’ailleurs le « Van Dyck russe ». Les personnages de Kiprensky sont remarquables dans leur liberté intérieure et leur naturel incroyable. Ils sont submergés par l’émotion, capable de sentiments profonds et forts, qui parfois se révèlent éphémères et contradictoires. Chaque personnage que l’artiste a peint était un « petit univers ». Dans ses dernières oeuvres, le maître affiche les caractéristiques du classicisme combinées avec une structure forte linéaire, une planéité relative et lumineuse, des régions colorées définies. Dans le portrait ci-dessous, la petite fille semble éprouver des émotions contraires (entre la joie et l’intimidation), le rouge des joues semble faire écho aux fleurs.

Bien évidemment l’oeillet, fleur unique s’oppose à la multiplicité des coquelicots formant la couronne. De plus leurs rouges sont opposés.

L’élément floral semble donc être un élément lié à l’enfant, à l’ingénuité chez le peintre. D’ordinaire, il faisait plutôt des portraits de personnages illustres ou connus. L’enfant fait donc parti des exceptions. J’ajouterai, que le portrait de la petite fille aux expressions « romantiques », se remarque par son « pittoresque ». Le modèle semble être une fille de la campagne, la nature étant exaltée par ses attributs floraux. On remarquera aussi la façon dont elle tient cet oeillet, la tige entre l’index et le majeur. Ce qui est plutôt nouveau en peinture.

 

 

Kiprensky a par la suite représenté une jeune fille rougissant, tenant une fleur sauvage (je pense qu’il pourrait d’ailleurs s’agir d’un oeillet d’Inde) dans sa toile Poor Liza (1827).

 

Pauvre Liza et photo d’oeillet d’Inde
Orest Adamovich Kiprensky

 

Jusqu’à présent nous avons vu des portraits ne présentant qu’un enfant. Mais l’oeillet n’est pas toujours lié à l’unicité. Barthel Bruyn (1493-1555), peintre de Cologne, faisant parti de la Société des peintres de Cologne au XVIe siècle. Portant un grand intérêt à l’exercice du portrait, il s’intéresse également à la représentation de la famille comme dans cette peinture L’homme et ses trois fils.

L’homme et ses trois fils
Barthel Bruyn

 

On se serait attendu naturellement à ce que chacun des enfants (des triplés ?), porte chacun un oeillet (même si de couleur différente). Ce n’est pas le cas. De ce fait le regard se dirige automatiquement vers l’enfant de droite. Néanmoins il n’y a pas de déséquilibre dans la composition puisque l’autre fils tient un fruit alors que le troisième a les mains non-visibles, il n’y a donc pas réellement de « vide ». Il faut noter aussi que l’enfant regarde dans la direction opposé à l’oeillet.

Ce portrait familial de Barthel Bruyn m’a aussitôt fait penser à celui de la famille Rietberg peint par Hermann Tom Ring (1521-1596).

Il reprit l’atelier de son père à Münster. Il a peint de nombreux tableaux religieux ainsi que des portraits dont ceux de la famille Rietberg que je vais vous présenter.

Au XIXe siècle, le tableau aurait été vendu en pièces détachées afin de le rentabiliser. Aujourd’hui il a été reconstitué mais les mains de la comtesse sont toujours manquantes. Cette peinture a justement été commandée à Hermann Tom Ring par la comtesse Agnès de Rietberg en 1564. L’image a été peinte deux ans après la mort du comte. Johann surnommé « Jean le terrible » est connu pour avoir assassiné en 1556 l’un des hauts fonctionnaires de Rietberg. Il a été emprisonné à Cologne où il mourut en 1562. La comtesse et ses filles, par la suite ont perdu le fief de Rietberg.

Certains historiens et critiques ont vu dans cette peinture une image de mémoire en l’honneur du comte. Pour d’autres il s’agit d’une peinture luxueuse et esthétiquement travaillée afin de redorer l’image de la famille ternie par les méfaits du père, et de montrer les deux filles Ermengard et Walburg comme l’avenir de la famille. N’en prouve l’oeillet tenu par Walburga comme une promesse de mariage. En effet Ennon III, comte de Frise orientale épouse en premières noces Walburg (1556- 1586), fille du comte en 1577, elle est âgée alors de 21 ans.

 

On peut remarquer que l’oeillet tenu est aussi couplé avec une branche de romarin. Le romarin est symbole d’éternité et de cérémonies funéraires (comme de cérémonies de mariages), sa présence avec la fleur de l’engagement s’en trouve donc justifiée. Le livre tenu dans l’autre main garanti l’érudition et l’intelligence tandis que le singe à ses côtés symbolise la sagesse et l’ingéniosité. C’est donc un portrait qui exalte les vertus des enfants du couple Rietberg.

Nous avons vu jusqu’à présent, des portraits d’enfants issus de la bourgeoisie, de la noblesse, ou de la classe moyenne. Voyons maintenant un portrait royal. Celui du prince Arthur, fils aîné d’Henri VII et frère aîné d’Henri VIII. Selon le catalogue « Henry VIII : homme et monarque », cette peinture est « un des deux seuls portraits authentifiés du prince ». Le prince tient un oeillet giroflé (gillyflower dans le titre anglais de la peinture) à la main, ou un oeillet, symbole de pureté ou de royauté.

 

L’oeillet giroflé blanc connote traditionnellement les fiançailles et la pureté, en raison de sa couleur, et la royauté, en raison de la forme en couronne de ses fleurs (que l’on voit très bien dans cette gravure d’un ancien traité de botanique du 16e siècle), mentionné « clove gillofloure ».

 

Contrairement aux autres peintures d’enfants que nous avons vues, nous avons ici affaire non pas à un oeillet rouge (ou rose) mais à un oeillet blanc. Preuve que le blanc (tout comme le lis) est une couleur purement royale, pas réellement réservée aux enfants non-royaux. L’identification de la fleur aurait été vérifiée par la description de l’huile sur toile dans un inventaire de la collection royale datant du XVIIe siècle :

A Whithall peeceItem the i5th being Princ Arthure in his minorityeIn a black cap and goulden habbitt houlding in his right

hand a white gillifloore in a reed pintit goulden frame

D’ailleurs rappelons que le port à la boutonnière de l’oeillet blanc était sous la Restauration le signe distinctif de reconnaissance des royalistes du parti ultra.

(à suivre…)

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