« Bohèmes » de Dan Franck

J’aime bien les histoires, et les histoires vraies plus encore, surtout lorsqu’elles ressemblent à des romans. Et lorsque ce sont des histoires d’artistes, de peintres, de sculpteurs, d’écrivains qui ont touché notre monde contemporain, j’ai l’impression de passer dans un autre espace-temps.

Ce livre se raconte difficilement : c’est une ambiance, une atmosphère d’une vie grouillante et dissipée qu’on accompagne chapitre après chapitre. Les personnages sont tous principaux et foulent les pages, précipitant le temps comme dans la vraie vie. On démarre à Montmartre au début du 20ème siècle et on termine à Montparnasse avant la seconde guerre mondiale. Le glissement vers Saint-Germain-des-Prés n’est pas abordé.

Tout-à-coup, trente ans se sont écoulés et on n’a pas vu le temps passer. Pourtant l’histoire est coupée en deux : avant la Grande guerre, et après : la brisure opérée à ce moment-là est bien évoquée, et l’évolution de l’état d’esprit inévitable, même si cette génération n’est pas forcément perdue comme le prétendait Gertrude Stein. Un chassé-croisé s’opère de tous ces acteurs du monde artistique et intellectuel et du monde imbriqué des bistrots, des modèles… De la misère,de la fête, du succès, de l’oubli, des passions, des amourettes, de l’alcool, de la drogue, de l’amitié, de la haine… Une époque très particulière, jamais égalée, une « manière de vivre et d’être ensemble » comme l’écrit l’auteur. L’écriture est agréable, une fin de chapitre faisant entrer en scène un personnage qu’on nous laisse subtilement deviner, pour le mettre en vedette au chapitre suivant.

Mes sympathies sont allées d’emblée à Max Jacob, l’ami fidèle mais à sens unique, Guillaume Apollinaire l’ami qui aide, Modigliani, le miséreux qui partage. Mon antipathie à Picasso manipulateur et ingrat, André Breton autocrate caractériel.

Ambiance : « Entre les étages, il y avait un va-et-vient permanent. Modigliani allait chercher des couleurs chez Kisling, qui descendait pour les récupérer, croisait Salmon qui montait, Apollinaire qui poussait une porte, un modèle qui cherchait l’étage, Renée-Jean s’éveillant, Lunia interrogeant l’un ou l’autre pour savoir s’il y avait ambigüité entre Amadeo et elle, Hanka gémissant parce que Soutine était annoncé, grimpant jusqu’à chez Zbo et Zbo descendant, les derniers dessins de Modigliani sous le bras… »

Après la guerre : « Cendrars partageait sans doute ses nuits et ses cauchemars avec un bras coupé, Kisling avec la crosse qui lui avait démoli la poitrine, Braque et Apollinaire avec les lames, les scies et les marteaux qui leur avaient défoncé le crâne. Mais les blessures trouvaient des baumes dans les joies et les plaisirs. Il fallait oublier la guerre. »

Et donc après :

« La salle était bondée. Il y avait là toute l’assistance qui constituait l’ordinaire du quartier depuis l’armistice : des peintres moins pauvres, des écrivains américains, des danseurs suédois, une armada de modèles, un Peau-Rouge avec toutes ses plumes nommé Colbert, Granowski, peintre, juif, polonais, déguisé en cow-boy, un poète lapon,des russes – blancs désormais-, un bulgare muet porteur d’un anneau de rideau accroché à son nez, Cocteau et son petit Radiguet, quelques déguisés en partance pour une fête ou un bal, des hommes pieds nus, une section de femmes un peu déshabillées, le peintre Jules Pascin de retour d’Amérique, Antonin Artaud, un musicien noir essayant un saxo à voix basse, Adamov, très jeune encore, pieds nus dans ses spartiates, rongé par la misère… »

Muriel Marhic, site http://www.marhic.com/

« Bohèmes » de Dan Franck Edition Calmann-Lévy

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