L’oeillet peint : une fleur picturale (troisième partie)

Les portraits féminins à l’oeillet.

Avant d’entrer dans le vif du sujet et de parler des dames tenant un oeillet à la main, il est nécessaire de faire un bref rappel de sa représentation comme élément de la nature et du paysage. L’oeillet était parfois représenté en arrière plan, sur un buisson, ou un fond de fleurs pour sa portée symbolique et évocatrice. L’oeillet, censé porter les marques de la tristesse de la vierge sur le mont Golgotha était peint derrière une femme soit pour évoquer sa piété ou sa pureté, ou bien tout simplement la vertu amoureuse. On peut citer ce très beau portrait de femme (possiblement un membre de la famille d’Este) par Pisanello, représenté sur un fond d’oeillets et d’ancolies.

 

On peut citer encore cette tapisserie de laine et de soie représentant Pénélope (femme d’Ulysse) datant du XVe siècle avec des oeillets rouges en arrière plan et possiblement des ancolies sur la droite :

 

 

Dans ces deux oeuvres, les oeillets se trouvent à côté d’ancolies. Un pur hasard ? Souvenez-vous de la toile de la Sainte Famille peinte par Joos van Cleve où l’enfant marchait sur des ancolies ! Les deux fleurs sont juxtaposées, peut-être par association d’idées ?

En effet l’ancolie tout comme l’oeillet est considérée comme une fleur pieuse. Ses cinq pétales faisaient penser à la main de la Vierge (d’où son nom populaire « Gant de Notre dame »). Elle était assimilée, tout comme l’oeillet, au chagrin de Marie.

Je vais vous montrer à présent pléthore de portraits féminins où le modèle porte l’oeillet à la main, ou sur une autre partie du corps. On peut tout d’abord citer la femme à l’oeillet blanc du maître de Sainte Ursule (en référence au polyptyque qu’il a réalisé sur la vie de la Sainte). Sur ce portrait on peut voir que l’oeillet qui est peint ressemble fortement à celui du portrait du prince Arthur (frère d’Henri VIII). On peut noter aussi le chapeau à voile, proche du Hennin, avec la boucle sur le front.

 

Museum Mayer van der Bergh, Antwerp.

 

Un autre portrait d’un artiste inconnu est celui de la femme à l’ordre du cygne. Ce tableau présente une femme vêtue d’une robe richement brodée et ornée. Elle porte une guimpe blanche médiévale (wimple dans la traduction anglaise) qui pend droitement du côté de l’oeillet blanc. Cette peinture pourrait faire partie d’une paire.

 

 

L’Ordre du Cygne est un ordre fondé en 1440 par l’électeur de Brandebourg Frédéric II. C’est une association charitable destinée au soulagement des malades ; le roi en est le grand maître. La devise est : Gott mit uns (Dieu avec nous) ; les chevaliers ont un collier d’or. La distinction se confère aussi aux femmes (ce que prouve le portrait présent). Ce portrait de femme portant à la fois un pendant distinctif ainsi que l’oeillet rappelle fortement les peintures de l’empereur Maximilien (ordre de la toison d’or) et celle de Jean de Bavière (ordre de Saint-Antoine).

Il existe encore de nombreux autres portraits féminins à l’oeillet, fait notamment par Hans Holbein, Barthel Bruyn (pour ceux que j’ai déjà cité) ou d’autres peintres. Certains dépeignent des femmes inconnues, d’autres des femmes de pouvoir, des femmes de la haute société (Claude de France, Anne de Clèves, Marie-Louise d’Orléans épouse de Charles II).

Il me serait très difficile de tous les citer, car comme dans les représentations de femmes à la rose, il en existe une multitude et l’exhaustivité est bien difficile à atteindre. Pour avoir un aperçu vous pouvez consulter un rassemblement de portraits à l’oeillet (la liste est non-complète mais très intéressante) sur le lien suivant :

http://commons.wikimedia.org/wiki/Category :Portraits_holding_carnation

Je me contenterai personnellement de mentionner deux derniers portraits pour leur beauté. Dans le premier on peut s’émerveiller de la taille extravagante des oeillets, dans le second de Lucas Cranach l’alliance de la carnation de la peau (une peau de pêche propre à la virginité) avec le rouge de l’oeillet rend le tableau assez puissant visuellement.

 

 

Je terminerai cette partie par un très beau poème sur l’oeillet de Louise de Vilmorin, qui met bien en avant le rapport entre la vue et la fleur, en jouant sur les termes oeil/oeillet dans son titre (L’oeil et l’oeillet) car ayant une base lexicale commune :

 

L’oeillet grenat et l’oeillet mauve
Dans la chambre des jours heureux
De leur parfum font une alcôve
Pour mon amour dont l’oeil est bleu.L’oeillet grenat et l’oeillet rose
À l’heure où le baiser se prend
Parfument la main que je pose
Sur mon amour dont l’oeil est grand.Si de mon amour l’oeil est triste
L’oeillet mauve et l’oeillet grenat
En leur parfum qui tant insisteRaniment l’heure qui sonna
Et le geste qui vient se rendre
À mon amour dont l’oeil est tendre.(Louise de Vilmorin, L’alphabet des aveux, 1954)

 

Les portraits « de couple » à l’oeillet.

Nous avons vu dans les portraits masculins à l’oeillet, que le portrait était souvent la moitié d’une paire (companion picture en anglais). Un homme à l’oeillet avec une femme à l’oeillet ou une dame à la fleur, ou bien un homme à l’oeillet avec un crâne (dans le cas de Barthel Bruyn). La réciproque est aussi vraie. Prenons l’exemple de cette femme tenant un oeillet rouge peint par Hans Memling (que j’ai déjà présenté plus haut). Ce portrait qui était pensé comme une pièce indépendante, a été vu par la suite comme la moitié d’une peinture allégorique présente au musée Boijmans à Rotterdam. Cette deuxième toile, de Memling toujours, présente deux chevaux dont l’un porte un singe sur son dos. Le cheval représente l’homme amoureux et fidèle. Les animaux font donc écho symboliquement à l’oeillet, fleur de l’attachement amoureux.

 

Il semble que la dame tenant l’oeillet soit de haute condition n’en témoigne son chapeau, que l’on nomme « Hennin conique ». Cette coiffure à corne appelée aussi bonnet pointu pouvait atteindre les 80 centimètres ! Il témoigne donc de la mode médiévale. Cette coiffe fut à la mode jusqu’en 1480.

Les milieux religieux étaient fermement opposés au port de ce genre de couvre-chef en raison de leurs dimensions excessives et de leur ressemblance avec les cornes du diable (dans le cas du « double hennin »).

D’ailleurs sur le portrait de Memling on voit une petite boucle sur le front de la dame. Elle servait à faire tenir le voile et à remettre le chapeau en place.

Enfin, esthétiquement, l’oeillet rouge fait écho à la couleur de la robe. La façon dont la dame le tient est assez inhabituelle également. Elle le tient sous le calicule entre le pouce et le majeur (non entre le pouce et l’index comme de coutume). Qui plus est, la paume de la main est vers le haut, et non sur le côté. Ce portrait est donc intéressant à bien des égards.

 

 

Nous nous souvenons de la madone à l’oeillet d’Albrecht Dürer, vu plus haut. Ce dernier aimait s’exercer au portrait. Il a ainsi peint Felicitas Tucher en 1499. La dame tenant un oeillet (dont l’un est en bouton et l’autre en fleur), porte un chapeau traditionnel ainsi qu’une broche à sa robe portant les initiales H. T.

Il s’agit de celle de son mari Hans Tucher. L’oeillet que porte la femme justifie donc le symbolisme du mariage. Le portrait fait parti d’un duo, et l’époux Tucher est représenté de la même façon, encadré par une fenêtre ouvrant sur un paysage (seul le ciel de Felicitas Tucher se trouve être nuageux néanmoins). Cependant il ne porte pas un oeillet comme on pourrait prétendre mais un anneau, preuve évidente du mariage contracté avec Félicitas en 1482.

Rappelons qu’Hans Tucher était issu d’une vieille famille de Nuremberg (comme le prouve ses vêtements somptueux et son col en fourrure).

 

 

Un autre portrait semble faire parti d’un duo. La femme à l’oeillet de Rembrandt. Appartenant au Metropolitan Museum de New York, il nous présente une femme plutôt austère, parée de nombreuses perles et bijoux, tenant un oeillet rose dans la main droite. La gestuelle de la dame (non identifiée) et sa posture rappellent la Flore, tableau du même peintre, achevé en 1654. Cet oeillet semble émaner une lumière éclairant le modèle. Ici l’allusion au mariage est évidente puisque le tableau compagnon se trouve être L’homme au verre (Man with a magnifying glass).

 

 

 

Rembrandt a aussi été l’auteur d’un portrait de Saskia avec un oeillet. Saskia fut l’épouse de Rembrandt. Elle lui donna un fils, Titus, qui fut l’un des modèles favoris du peintre. Saskia mourut en 1642. C’est cette année là qu’il peint l’un de ses plus célèbres tableaux : The Night Watch.

Dernier portrait de sa femme, Saskia est ici représentée baignant dans un clair-obscur à la manière du Caravage.

 

Saskia à l’oeillet rouge
Rembrandt van Rijn. 1641. Gemäldegalerie, Dresde.

 

L’oeillet dans le cas présent peut évoquer l’engagement affectif entre Rembrandt et sa femme. La main posée sur la poitrine ainsi que l’expression du regard montre la tendresse de l’épouse ainsi que la sincérité du travail du peintre dans la représentation de sa bien-aimée.

Ici l’oeillet, directement au premier plan, semble être un cadeau fait par Saskia au spectateur.

Après la mort de Saskia, Rembrandt rencontre une autre femme nommée Hendrickje, qui lui donne deux enfants – dont une fille Cordélia – cependant une clause du testament de Saskia interdit à Rembrandt de se remarier sous peine de perdre l’usufruit que lui verse Titus, seul héritier de sa mère.

On remarque que le fond sombre était l’arrière plan de prédilection pour les portraits de Rembrandt. Permettant ainsi de faire ressortir les couleurs des pétales de l’oeillet, peint d’ailleurs chez l’artiste toujours de petite taille (la tige de la fleur est courte dans les deux portraits). L’oeillet dans différents styles !

 

Un bref récapitulatif de l’œillet peint.

 

L’œillet, « fleur de Dieu », selon l’étymologie Dianthus est donc une fleur pieuse, une fleur de la piété. C’est pourquoi on la retrouve comme nous l’avons vu dans beaucoup de peintures de « Vierge à l’enfant ». On pourrait citer la Madone de Mantegna (peintre italien de la « Première Renaissance » à savoir historiquement l’époque du Quattrocento) intitulée Madone à la victoire. On y retrouve sous une branche de corail (apportant la protection contre le Démon), la Vierge avec l’enfant divin. Cet enfant joufflu et nu (près de Longin, qui aurait transpercé Jésus sur la croix avec sa lance), porte deux œillets rouges dans la main gauche. Pourquoi deux ? Pour symboliser sa double nature : humaine et divine. Le rouge des œillets redouble donc le rouge de la lance, lance qui est à l’origine de l’épanchement de sang de Jésus (rappelons que l’œillet symbolise aussi le sang du Christ et sa Passion).

 

 

Les deux œillets sont plutôt petits dans cette peinture. Il faut donc avoir l’œil affûté afin de les voir et ne pas les louper. L’œillet donc, qu’il soit tenu par un être humain ou posé dans un vase ou même un pot, figure dans de nombreux tableaux religieux. Comme dans Madonna delle Rondine de Carlo Crivelli (peintre de Venise réputé pour ses savants usages de la perspective). Rondine signifie en italien hirondelle. Cet oiseau (que l’on voit en haut de la toile) est un symbole de résurrection. L’hirondelle ne se trouve pas n’importe où, mais à la droite d’un pot contenant des œillets. On a donc un principe je dirais immortel (hirondelle = éternité) près d’un principe je dirais mortel (oeillet = corporalité) car l’une des étymologies possible du mot œillet serait carnus (la chair).

 

 

On peut citer encore l’Adoration des bergers d’Hugo Van der Goes (vers 1440-1482) où trois œillets rouges se trouvent dans le même vase que les ancolies et à proximité des iris blancs et noirs. Pourquoi trois ? Car c’est le chiffre de la Trinité et que trois renvoie aux trois clous crucifiant Jésus sur la croix.

 

L’Adoration des bergers
Hugo Van der Goes. (panneau central du triptyque Portinari) – 1477/1478. Huile sur bois, 253cm x 304cm pour ce panneau, musée des Offices, Florence.

 

Alors que les violettes sont le symbole de l’humilité, l’ancolie (souvent associé à l’œillet en iconographie religieuse) représente le Saint-Esprit ; ses cinq pétales étaient comparées à cinq colombes (rappelons que le deuxième nom de la fleur est la colombine, tant en français qu’en anglais). Les iris blancs symbolisent la pureté, la virginité de la Vierge et les bleus sa douleur. Les lis rouge (Lilium pixie) sont une allusion au sang du Christ, tandis que les œillets sont une évocation de la Passion, car leur forme rappelle celle des clous de la croix, d’où son nom allemand Negelblum (ou Nailflower en anglais).

L’œillet est aussi la fleur emblème de la nature. C’est Jan Metsys (frère de Quentin Metsys) qui représente Flore déesse de la nature, tenant trois œillets : un rouge, un blanc, un rose. La représentation de Flore était très répandue dans la peinture de la Renaissance. Alors que Jan Metsys (1509-1575) opte pour le choix d’œillets, un Francesco Melzi, ayant lui aussi représenté une Flore (en 1520) opte pour le choix de la colombine (symbole de fertilité). On remarquera que le paysage en arrière plan de la Flore de Metsys se trouve être le port d’Anvers. Ce tableau, est un bon exemple de l’influence maniériste du peintre, de par sa palette de couleurs et le sujet traité :

« C’est dans la peinture que les artistes flamands sont les plus ’romanistes’. Ce terme, appliqué à l’origine à ceux qui avaient fait le voyage à Rome, finit par être étendu à ceux qui imitent la manière italienne. C’est à Anvers que Jan Metsys, le fils de Quentin, développe le portrait réalisé selon le goût italianisant. Sa formation, assurée en grande partie en France et en Italie, explique les affinités entre sa peinture mythologique d’une sensualité sophistiquée, dans laquelle on remarque deux fameuses versions de Flore » (Histoire de l’art. Hachette éducation 1995).

 

Flore, 1559
Jan Metsys. Kunsthalle. Hambourg

 

Flore est souvent associée à l’œillet, même de façon indirecte si je puis dire. Il suffit pour s’en convaincre d’admirer la célèbre toile intitulée le Printemps de Botticelli. Nous connaissons quasiment tous cette peinture, mais en savons nous les moindres détails ? Notamment ceux sur Flore, représentée devant Zéphyr ? Celle-ci porte une robe richement ornée de fleurs (robes plutôt destinées aux nobles florentines). L’œillet rouge fait partie de ces fleurs décorant la robe. Ainsi la Flore, représentante de la Nature, est aussi la représentation de Florence, ville de l’artiste.

 

Sandro Botticelli. Primavera. 1480. Détail.

 

L’œillet qu’il soit associé à la masculinité ou à la féminité, la volupté (dans le cas de Flore), est le symbole d’une promesse de mariage. On citera encore le portrait d’Anna Cuspinian par Lucas Cranach, tenant un œillet blanc. L’œillet dans ce tableau (qui fait parti d’une paire avec le tableau de son mari Johannes Cuspinian) est un code qu’il faut décoder au même titre que le perroquet, le combat entre l’aigle et le cygne. Le perroquet perché sur la branche de l’arbre est un attribut de la Vierge Marie, et donc une invitation à la chasteté. On remarquera la candeur de l’œillet qui s’oppose à l’incendie en arrière plan ainsi qu’au combat entre le cygne et l’aigle dans le ciel, emblème de la force et du courage.

Pline dans sa Naturalis Historia au Livre X, mentionne cette antipathie, cette inimitée entre le cygne et l’aigle :

« Les cygnes et les aigles sont en guerre ; il en est de même du corbeau et du chlorée, qui, la nuit, vont chercher les œufs l’un de l’autre : même inimitié entre le corbeau et le milan, qui enlève au corbeau sa proie ; entre la corneille et la chevêche ; entre l’aigle et le roitelet, si la chose est croyable, parce que ce dernier porte le nom de roi ; entre la chevêche et tous les petits oiseaux. »

Il en va de même pour Léda, accueillant Zeus métamorphosé en cygne : elle le croyait poursuivi par un aigle.

 

 

L’œillet, seulement dans les portraits de femmes donc ? Certainement pas ! Beaucoup de portraits d’hommes sont associés à la fleur de la chair. Il me faut impérativement mentionner le portrait de l’électeur Jean le Constant de Saxe par Lucas Cranach. Cet électeur, protestant, et défenseur de Martin Luther (tout comme Cranach d’ailleurs), porte une couronne d’œillets rouges. Peut-être pour rappeler une étymologie plausible du nom œillets (du latin corona, car l’on faisait des couronnes d’œillets lors des manifestations festives). Et puis rappelons que Jean le Constant (1468-1532) est de la même aire géographique que l’empereur Maximilien Ier dont j’ai déjà parlé au sujet de la légende de l’œillet dans le vêtement de sa promise. L’œillet, donc, est dans un folklore bien ancré, dans les territoires germaniques de l’époque.

 

 

Couronne d’œillets nous avons dit ? Pratique très courante en somme, si l’on regarde la tapisserie de la Dame à la Licorne (celle concernant l’odorat). Sur cette tenture médiévale, l’on peut voir une demoiselle faisant une couronne d’œillets, alternativement rouges et blancs. À côté de la gente dame, un singe respire une rose prise d’un panier. La rose et l’œillet sont donc un couple de fleurs, représenté pour leur parfum. Leurs senteurs sont réputées des plus odorantes. Rappelons d’ailleurs qu’au Moyen Age et à la Renaissance, l’odeur des fleurs était parfois considéré comme évitant les infections et les maladies. Notons aussi que dans cette tapisserie aux « mille fleurs » comme il est d’usage de l’appeler, l’œillet figure aussi, en guise de redoublement, de temps à autre sur le fond rouge.

 

 
 

 

L’œillet est donc représenté sur divers supports, et pas seulement la peinture. La tapisserie (on a vu celle de la Dame à la Licorne et celle de Pénélope tisseuse attribuée à Jean d’Ypres) mais aussi les belles illustrations des « Livres d’heures » (livres liturgiques destinés aux fidèles chrétiens laïcs comprenant de riches enluminures). Par exemple, celui de Marie de Bourgogne composé de plusieurs miniatures sur velin en 1477. Ce petit recueil de prières et de lectures sacrées est l’un des rares Livres d’heures destinés à une femme. Dans l’une des miniatures il est d’ailleurs possible de voir Marie de Bourgogne (fille de Charles le Téméraire et unique héritière des états bourguignons) lisant un ouvrage, près de deux œillets rouges.

 

Livre d’heures de Marie de Bourgogne
1470. Frontispice à la liseuse et à a Vierge à l’enfant

 

Pour terminer mon tour d’horizon, je dirais que l’œillet était très présent dans les imagines morti, associé à un crâne ou un autre élément signifiant la finitude de la vie. Un homme ou une femme tenant un œillet pouvait être parfois représenté dans un diptyque avec un squelette ou un crâne. La fleur donc, création de la nature, qui se fane, est donc l’un des meilleurs memento mori qui soit, comme dans l’image ci-dessous !

 

Hieronymus Tschekkenbürlin mit dem Tod. 1487

 

Bref, qu’il soit en pot comme élément d’ornement, tenu par la tige, brodé sur un riche vêtement, en arrière-plan floral, en premier plan, ou simple détail, l’œillet est partout en peinture, il suffit juste de le chercher ! Fleur de religion, d’engagement c’est aussi la fleur du désir selon ce court poème :

« Pour ton regard, une rose ;
Pour deux œillets, un baiser.
Quand veux-tu ma toute belle,
Que je te donne mon jardin ! »


On a pu remarquer au travers de ce long article que ce sont les œillets communs ou giroflés (appelés « petits clous ») qui sont les plus représentés en peinture. Pas d’œillets superbes à ma connaissance, n’ont bénéficié (ou peu) de leur peinture. Pourtant ils étaient très appréciés, n’en témoigne une lettre de Jean-Jacques Rousseau sur cette espèce :

« Voici monsieur, mes misérables herbailles, où j’ai bien peur que vous ne trouviez rien qui mérite d’être ramassé… Avez-vous le Dianthus superbus ? Je vous l’envoie à tout hasard. C’est réellement un bien bel œillet, et d’une odeur bien suave, quoique faible. J’ai pu recueillir de la graine bien aisément, car il en croît en abondance dans un pré qui est sous mes fenêtres. Il ne devrait être permis qu’aux chevaux du soleil de se nourrir d’un pareil foin. » [1]

De même pour les œillets des sables, les œillets des poètes, les Dianthus Knappi.

L’œillet a touché la peinture de nombreux pays (Angleterre, France, Allemagne, Flandres, Pays-Bas, Espagne, Italie), il est aussi présent dans tous les courants de peinture (néo-classique, baroque, maniériste), on peut le voir aussi chez Matisse (fauvisme) et chez de nombreux artistes contemporains spécialisés dans les paysages ou les natures mortes, d’inspiration réaliste, ou impressionniste. Preuve que l’œillet est toujours autant, un motif d’inspiration artistique.

Je terminerai par ces quelques propos de Celia Fisher dans Flowers of the Renaissance :

« At the beginning of the fifteenth century pinks were known throughout Europe as littlewild flowers growing in stony places. The species from which the larger carnations and garden pinks were bred came from the south, while the cheddar pink (œillet de Grenoble) and maiden pink (œillet couché) were widespread in the north. On Renaissance art pinks and carnations can be traced from these simple origins through to the more exotic double flowers – pink, red or white – and finally a glorious mixture of all three ».

En effet si l’œillet rouge est celui qui apparaît le plus en peinture (et peut-être même le premier…), l’œillet blanc n’est pas en reste non plus. Puis au fur et à mesure, l’œillet « monochrome » n’a plus forcément le monopole et l’on voit apparaître dans les tableaux des œillets bicolores (roses et blancs par exemple) ou des compositions à plusieurs œillets (rouge, blanc et rose) pour le plus beau plaisir des yeux !

 

Conclusions

Par ce voyage artistique nous avons pu (re)découvrir l’oeillet, fleur si connue de nos fleuristes. Au travers de ces différents tableaux on a pu se rendre compte que les portraits à l’oeillet ont pris naissance au Moyen-Age.

Fernand Mercier (ancien conservateur du musée de Besançon) déclarait dans l’introduction de son article « La valeur symbolique de l’oeillet dans la peinture du Moyen-Age » :

« On est frappé, en étudiant les admirables portraits que nous a légué le XVe siècle surtout, de voir assez souvent les seigneurs représentés avec un oeillet à la main, et l’on peut se demander pourquoi cette fleur avait la préférence, parce qu’on ne rencontre d’autres fleurs, comme la passiflore, que dans les tableaux purement religieux, avec le sens très précis de la souffrance et du sacrifice ». [2]

Cette tradition artistique dont parle Mercier a perduré jusqu’à nos jours. L’oeillet au fil des siècles et au fil des peintures a construit sa légende et s’est doté de nouveaux symboles.

Dans les portraits on a pu se rendre compte qu’il y a différentes manières de représenter la fleur. Soit avec des pétales minutieusement peints, ou avec un coup de pinceau plus « grossier ».

La tige est parfois très grande et parfois très petite. L’oeillet est tenu de façon différente par les modèles. Entre le pouce et l’index (montre la préciosité, le raffinement ou la délicatesse du modèle selon les canons esthétiques), ou entre le majeur et le pouce, ou bien dans la main entière.

De manière générale c’est l’oeillet rouge qui est représenté puis l’oeillet blanc et l’oeillet rose.

Les oeillets blancs et roses sont plus rarement présents.

Ce panorama de peinture végétale a permis de voir que l’oeillet était parfois un moteur de création pour certains peintres (je pense à Hans Holbein, Barthel Bruyn, Albrecht Dürer entre autre), on peut donc parler « d’artistes à l’oeillet ».

Ladite fleur est présente sur tous les genres de portraits, qu’ils soient religieux ou de cour, que ce soit des autoportraits, des portraits autonomes ou « accompagnés », des portraits en pied, en buste ou focalisés sur le visage.

Lorsque le portrait possède une paire, l’oeillet est bien souvent représenté de la même façon (du moins par la forme, car parfois c’est la couleur qui change : un oeillet blanc pour l’épouse et un oeillet rouge pour l’époux).

Fleur de la chair et du sang quand il est rouge, l’oeillet est aussi la pureté quand il est blanc.

Il faut également bien différencier les types d’oeillets en peintures.

Il y a les oeillets descendant des Dianthus Caryophyllus (carnation en anglais), ceux descendant des Dianthus Plumarius (Pink en anglais), puis les oeillets d’Inde.

Certaines espèces comme l’oeillet des chartreux, l’oeillet superbe ou l’oeillet mignardise semblent être moins présent en peinture. C’est notre oeillet commun qui l’emporte « picturalement ».

Parmi la pluralité des symboles que dégagent l’oeillet, deux principaux se dégagent particulièrement : l’allusion religieuse ainsi que l’allusion amoureuse.

 

 

Parallèlement à tous ces portraits, l’oeillet s’est développé dans tous les autres genres, que ce soit les natures mortes, les scènes de genres ou peintures domestiques, les paysages…

Outre la peinture, l’oeillet, toujours grâce à son symbolisme, a investi d’autres types d’iconographie. Notamment les blasons et armoiries (celui de la ville de Valdurenque dans le Tarn, ci-dessous) ou bien le champs des énigmes (on peut lire dans le cartouche enroulé autour de la tige).

 

« Enigmatico dipinto »
Dans cette énigme appelée « Enigmatico dipinto », il faut lire le message à l’envers. On lit donc l’inscription latine « IMPIPATENE E GUARDA IN ALTO ».

 

Bien entendu outre le symbolisme de l’oeillet, on peut voir la représentation de la fleur par pure attrait esthétique (l’oeillet peut implicitement faire ressortir une bague portée à la main qui tient la fleur) et/ou poétique (en tant qu’exaltation des créations de la Nature).

Ce qui n’est pas seulement vrai pour la peinture mais aussi pour la littérature. Francis Ponge s’est servi de l’oeillet en tant qu’illustration du langage poétique dans son poème intitulé tout simplement « L’oeillet » :

 

Relever le défi des choses au langage. Par exemple ces oeillets
défient le langage. Je n’aurai de cesse avant d’avoir assemblé
quelques mots à la lecture ou l’audition desquels l’on doive
s’écrier nécessairement : c’est de quelque chose comme d’un
oeillet qu’il s’agit.
Est-ce de la poésie ? Je n’en sais rien, et peu importe. Pour moi
c’est un besoin, un engagement, une colère, une affaire
d’amour-propre et voilà tout
 
 

Pour en revenir à l’histoire de l’art, on a donc, avec l’oeillet, affaire à de véritables « peintures botaniques ». Jennifer Meagher du Metropolitan Museum of Arts a très bien montré les raisons de représenter un élément végétal dans la peinture occidentale, dans son article « Botanical imagery in European Painting » :

« From the inception of Western painting, artists have depicted plants, flowers, and trees in images ranging widely in subject and purpose-from devotional images of saints and scenes from the Scriptures, to portraits, still lifes, and subjects from secular history and mythology. The use of botanical imagery in painting proliferated especially in the fifteenth and sixteenth centuries, as artists became increasingly interested in the realistic depiction of objects from the natural world ; the purpose of this imagery was often, however, twofold. Beyond their decorative properties, plants and flowers usually had a symbolic meaning or association that related to the subject of the painting. Thus, a plant could be depicted either as an attribute, giving clues to the identity of the subject or sitter (as in 43.86.5), or as providing a moral or philosophical annotation on the subject. »

Bref en peinture, l’oeillet peut-être considéré comme un attribut de premier ordre, au même titre qu’un livre, un mouchoir, une bague, une pomme de senteur, ou autres « items » tenus par le modèle.

Je terminerai cet article par ces quelques vers tirés de l’acte III du Véritable Saint-Genest de Rotrou afin de conclure sur une note littéraire et versifiée :

 

 
« Veuve dès à présent, par ma mort prononcée,
Sur un plus digne objet, adresse ta pensée ;
Ta jeunesse, tes biens, ta vertu, ta beauté ;
Te feront mieux trouver, que ce qui t’es ôté.
Adieu ; Pourquoi cruelle à de si belles choses
Noie-tu de tes pleurs ces oeillets et ces roses ? »

Tony GOUPIL.

 

 

NB : Il est important de savoir que l’auteur de ce grand article en deux parties, Tony Goupil, est un jeune de 22 ans, pourvu d’un Master « Renaissance » (CESR, université François Rabelais de Tours). (Mémoire de recherche : Les plantes mirifiques et la liquidité au XVIe siècle).
Jean-Pierre Duvaleix

 

Notes :

[1] Jean-Jacques Rousseau. Lettre de J. J. Rousseau sur la botanique. Le Club des libraires de France

[2] Fernand Mercier, « La valeur symbolique de l’oeillet dans la peinture du Moyen-Age », La revue de l’art ancien et moderne, 1937/04 (T71)-1937/12, pp 233-236.

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