L’homme et le végétal



L’homme et le paysage « domestique ».

Plusieurs tableaux présentent des plantes comme éléments de décor intérieur d’une maison, comme on peut en avoir chez nous. Éléments importants de l’iconographie, l’élément végétal d’intérieur est bien souvent oublié dans les descriptions de tableaux (sur les cartels, dans les manuels d’histoire de l’art) alors que bien souvent, ces éléments végétaux ne sont pas là juste pour « orner » la pièce, mais ont une symbolique bien précise. Je me bornerai à certains cas seulement pour démontrer mon point de vue.

Le premier tableau qui m’a frappé sur cette thématique est celui de Pietro Longhi (1702-1785) intitulé Il Farmacista (Le pharmacien en français ou The Spice Vendors Shop pour le titre anglais). Peintre vénitien dont les peintures de la vie quotidienne furent très célèbres, on a notamment parlé de « mode Longhi ».

Très réalistes, ces toiles sont de véritables témoignages de ce que pouvait être la vie au XVIIIe siècle dans les intérieurs vénitiens. Je citerai pour se rendre compte du talent de l’artiste, la critique d’art Marie-Geneviève de LA COSTE-MESSELIÈRE qui dans sa notice biographique « Pietro Longhi » de l’Encyclopaedia Universalis insiste sur la capacité du peintre à voir les intérieurs et à les reproduire fidèlement sur la toile :

« Comme Piazzetta, et vingt ans après lui, Pietro Longhi trouve sa voie à Bologne dans l’enseignement de Giuseppe Maria Crespi. Il y développe un sens de l’observation directe, une attention aux détails de matière et de texture qu’il exploitera avec bonheur dans une oeuvre toute consacrée à la description de la vie quotidienne à Venise. Habile à décrire les intérieurs un peu guindés de la société bourgeoise, où les personnages vêtus de satin et de dentelle se meuvent comme sur un théâtre de marionnettes, Longhi fait montre d’une verve plus spontanée, plus attachante, lorsqu’il peint la vie du petit peuple et ses humbles travaux. On y sent une attention à la saveur des choses héritée de Crespi et attestant les dons d’un peintre qui n’est pas seulement un chroniqueur adroit et superficiel. »

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Pietro Longhi. La boutique du
pharmacien. 1752. 60 x 48 cm. Galleriedell Accademia. Venise

Ce tableau a été interprété de plusieurs manières, et l’on a eu du mal à déterminer la nature de la scène. Ces nombreux titres dont « Consultation chez l’apothicaire », « Pharmacien dans sa boutique », « Le dentiste », « L’arracheur de dents » prouvent cette difficulté d’identification de la « scène de genre » peinte. On voit en scène centrale une femme galante auscultée par un médecin tandis que deux autre patients attendent leur tour sur la droite tandis qu’un personnage en costume sur la droite note les prescriptions.

Suite à ce tableau, une gravure a été faite par Fransesco Bartolozzi. Elle restitue avec précision la peinture du vénitien, à l’exception du jeune garçon attisant le feu dans le fourneau qui a disparu. On a pensé à un choix de l’auteur d’enlever ce personnage afin de centrer l’attention sur la scène principale. Quatre vers figurent sous cette gravure, et précisant le rôle du médecin par rapport à la peinture de Longhi, ils disent ceci : « Une charmante jeune fille est atteinte d’un mal qui lui rend la parole et le chant rauques. Un homme expérimenté l’examine, cependant qu’une plume médicale rédige l’ordonnance pour le mal ».

La jeune femme est donc possiblement une chanteuse venant chez l’apothicaire car souffrant des cordes vocales. C’est ce qui a valu à la gravure le titre italien récent de La cantante e il medico.

Fransesco Bartolozzi

Fransesco Bartolozzi. Gravure d’après la
peinture de Pietro Longhi.1757.

On remarquera sur les deux oeuvres les éléments du décor : des étagères portant de nombreuses albarelles et chevrettes, des flacons en verre contenant diverses médecines, un tableau représentant la nativité, du peintre Antonio Balestra au dessus de l’armoire ainsi que l’élément qui m’intéresse : un aloès. Alors que le garçon au soufflet disparaît de la gravure, l’aloès lui reste présent, ce qui prouve bien qu’il est capital dans la scène, et que le graveur ne l’aurait certainement pas enlevé. D’ailleurs, se trouvant au premier plan, on est saisi à la vue par la « tâche » verte de la plante qui ressort de la structure. Alors pourquoi un aloès ?

Car c’est une plante de guérison par excellence, utilisée dans de nombreuses civilisations depuis la plus haute Antiquité comme le remarque Marc Schweizer dans un ouvrage qu’il consacre entièrement à la plante, Aloès. La plante qui guérit :

« Les pharaons le considéraient comme un élixir de longue vie. La tradition voulait que l’on apportât un plant d’aloès, symbole du renouvellement de la vie, comme cadeau, lors des cérémonies funéraires. Planté autour des pyramides et le long des routes menant à la Vallée des Rois, l’aloès accompagnait le pharaon dans son passage vers l’au-delà, afin de le soigner et de le nourrir tout au long du voyage. »

Pierre Julien, qui a analysé le tableau d’un point de vue d’histoire de la médecine dans son article « Sur le célèbre ‘dentiste’ ou ‘pharmacien’ de Pietro Longhi » publié dans la revue Pharmaceutisch Weekblad (1981) analyse les éléments qui ont été sujets à discussion comme l’enfant au soufflet et l’aloès :

« Quant au feu attisé par le jeune apprenti, rien ne permet de supposer que ce soit pour faire ‘rougir des cautères’, ni que l’instrument qui gît au sol soit un cautère. Que l’artiste ait figuré un aloès n’est pas plus probant: cette plante était parée de ‘propriétés dépuratives’, soit ; mais comme bien d’autres et sans qu’elle ait été particulièrement préconisée pour les maladies vénériennes, réputée qu’elle était plutôt pour ses vertus laxatives. Placé lui aussi en évidence, au premier plan, l’aloès a sans doute été choisi comme symbole de plante médicinale: c’est depuis la plus haute antiquité qu’on appréciait ses vertus purgatives et qu’on l’employait plus généralement pour chasser les ‘humeurs peccantes’ ; il entrait notamment dans la préparation d’une foule de pilules et dans des compositions toniques et digestives comme un élixir de longue vie et en Italie le moderne ‘Fernet’. »

Pour Pierre Julien, cette plante verte serait donc l’emblème de la médecine dans cette peinture, l’attribut de l’apothicaire en train d’ausculter. Néanmoins il est nécessaire de faire le point ici sur la confusion botanique. Comme chacun sait il est parfois aisé, pour un non-botaniste de confondre l’aloès avec l’agave. Or j’ai trouvé dans une source une telle confusion sur l’oeuvre de Pietro Longhi. Dans l’ouvrage Medicine and Art de Giorgio Bordin et Laura Polo, la peinture est décrite et la plante identifiée comme un agave, remède contre la peste selon les auteurs du livre.

Bref, que ce soit un agave ou un aloès, cette plante verte dans le cabinet de l’apothicaire représente parfaitement sa profession, et montre, au vue des peintures réalistes de Longhi, que les apothicaires italiens possédaient sûrement des simples en pot dans leurs officines.

Pour finir je dirais que cette peinture m’a fait personnellement penser aux oeuvres de Carl Spitzweg, peintre allemand du XIXe siècle, spécialiste des scènes de genre, et de la peinture des professions (chercheur, naturaliste, poète, bibliothécaire, alchimiste…). Le végétal est très important dans l’oeuvre de cet artiste, notamment le vieil homme qui arrose sa plante dans le tableau La chambrette sous le toit. Souvent on voit une luxuriance végétale dans les cours des maisons qu’il peint, ou des agaves se promènent ça et là. Notamment la peinture Les amis d’enfance, où un agave au premier plan étalant sa verdure, me fait beaucoup penser au tableau de Longhi.

Carl Spitzweg

Carl Spitzweg. Besuch auf dem Lande (Les amis d’enfance). 1855

Un autre exemple des végétaux intérieurs se trouve cette fois-ci dans la peinture religieuse, précisément le Saint-Jérôme dans son cabinet de travail peint par Antonello Da Messina.

Antonello da Messina

Antonello da Messina. Saint Jérôme dans son cabinet de travail. 1474-1475. 45,7 cm ×36,2 cm. National Gallery. Londres.

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Détail Saint Jérôme dans son cabinet de travail

Ce tableau foisonne de symboles, on peut d’entrer remarquer les oiseaux et notamment le paon qui symbolise une idée nouvelle dans l’imaginaire médiéval. Mais ce sont les plantes au pied du saint qui m’intéressent tout particulièrement. Leur position est particulière, en effet elle ne sont pas posée sur les étagères comme on pourrait s’y attendre mais bien sur la partie basse du studiolo, comme si le peintre avait voulu attirer l’attention sur elles. Dans des pots en majolique, la première plante semble être des oeillets rouges (nous avons déjà vu la symbolique de ceux-ci) tandis que la deuxième plante est un buisson taillé en boule. Ce qui est important de remarquer, c’est la composition plastique de ces deux plantes et l’antagonisme entre elles. D’un côté nous avons une plante dont les fleurs partent dans toutes les directions, et de l’autre une plante taillée avec une forme maîtrisée, ronde comme la forme du monde. De plus nous avons l’opposition entre une plante dont les fleurs sont destinées à faner et une plante toujours verte (sûrement de la famille des sempervirens).

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